Les États généraux et le roi de France : l’union imparfaite

Le roi de France, monarque absolu, n’est pas un tyran, mais un arbitre dont le pouvoir est limité par les lois fondamentales du royaume mais aussi par le rôle des assemblées représentatives et des cours de justice. Le roi écoutait les vœux et doléances, les faisait étudier par son Conseil et, s’il les jugeait fondées, il y donnait suite en prenant les mesures appropriées. C’est ainsi que depuis le Moyen Age le roi gouverne « par grand conseil ». Ces assemblées pouvaient représenter soit l’ensemble du royaume (états généraux, assemblées de notables), soit l’un des ordres de la société (assemblées du clergé), soit une province ou un « pays » (états provinciaux, états particuliers). Nous nous intéresserons principalement aux États généraux qui sont les plus connues de ces assemblées.

 

          Les États généraux rassemblent des députés élus par chacun des trois ordres de la société française : clergé, noblesse et tiers état (qui désigne les représentants des campagnes comme des villes). Ils doivent permettre au souverain un juste exercice du pouvoir. Il s’agit d’une institution extraordinaire qui s’est réunie à huit reprises de 1484 à 1614 sur ordre du roi, pour ensuite ne plus être convoquée jusqu’en 1789. La première assemblée est réunie en 1302 par Philippe Le Bel mais l’expression d’États généraux n’est entrée en usage qu’à la fin du XVe siècle, autrefois, on parlait d’états tout court.

 

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The Estates General of 1561, from Le Portraict de l'assemblée des estatz, tenuz en la ville d'Orleans, au mois de Janvier, mil cinq cens soixante, unknown artist, 1570.

         

             Leur fonction première est le vote des impositions accordées au roi. Elle est à l’origine même de l’institution. En effet, lorsque le roi de France au XIVe siècle réunit les premières assemblées, c’est pour demander des ressources supplémentaires, celles du domaine royal ne suffisant plus. Les États généraux sont aussi un mode d’expression des sujets. En effet, ils formulaient des vœux, des remontrances, des doléances qui depuis 1484 étaient consignés dans des cahiers. Leur rôle reste purement consultatif. De plus, les députés des États généraux ont un mandat impératif : ils sont liés par les cahiers de doléances dont ils sont porteurs et par les instructions qui les accompagnent. Ils ont donc un pouvoir limité.

 

          Les États généraux sont convoqués par mandement royal. La noblesse est représentée par des gentilshommes possesseurs de fiefs. Les paysans étaient censés être représentés par leur seigneur. Le tiers état envoie des officiers royaux, des membres des corps de ville, des avocats et des notaires, des docteurs en médecine, de rares marchands. Les délégations du clergé sont formées par des archevêques et évêques, des abbés, de nombreux chanoines et quelques curés.

         

Chaque bailliage ou sénéchaussée devaient être représentés par trois personnes, une pour chaque ordre. Chaque ordre élit à haute voix, à la majorité simple, son député. Une fois les États réunis, tous les cahiers de doléances sont amalgamés dans un cahier unique pour chaque ordre. L’initiative des débats vient soit du roi, soit des députés. Après la séance plénière d’ouverture présidée par le roi, chaque ordre siège séparément, innovation introduite en 1560. Trois cahiers sont remis au roi dans la séance solennelle de clôture de l’assemblée. Pour se retirer, les députés ont obligation d’attendre le congé du roi.

 

          À la fin de la session, les cahiers sont examinés par le Conseil du roi. Le monarque peut, s’il le juge bon, s’en inspirer pour promulguer une ordonnance ou un édit, mais il est libre de ne pas le faire. Henri III, qui veut réformer son royaume dont tout le monde s’accorde à dire qu’il va mal, établit en 1579 une grande ordonnance, dite de Blois, qui reprend les lignes principales du travail des députés, comme l’a excellemment montré l’étude de Mark Greengrass.

 

          Chaque réunion des États généraux a une physionomie particulière, imposée par les circonstances. Au XVIe siècle, les États généraux sont toujours tenus dans un contexte de crise, celui des guerres de Religion entre catholiques et protestants, dans des périodes d’affaiblissement du pouvoir royal, le souverain cherchant alors à obtenir le soutien de ses sujets pour mieux surmonter les difficultés auxquelles il est confronté. Aux demandes de subsides, les assemblées répondent toujours par un refus catégorique. Elles ont le sentiment que la détresse financière du roi provient des dépenses excessives et d’une mauvaise gestion des recettes.

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King Henri III at the Estates General in Blois, 1577, from Carmen de tristibus Galliae, Bibliothéque Municipale, Lyon, ms. 0156, f. 33v.

 

          Face à un pouvoir royal en difficulté, les États généraux de 1588 tentent d’augmenter leur pouvoir institutionnel. Les députés sont en majorité des ligueurs, c’est-à-dire des catholiques intransigeants. Ils obligent le roi à prêter solennellement serment à l’édit d’Union, qui établit le catholicisme comme seule religion du royaume et du roi. Il doit déclarer que cet édit est désormais une loi fondamentale du royaume. Cette exigence, que les décisions prises à l’unanimité par les trois ordres deviennent des lois fondamentales et irrévocables, n’est pas nouvelle, et apparaît de manière indirecte en 1560 et 1561. Elle est clairement formulée par les trois ordres en 1576 et 1577, reprise par le tiers état en 1588, et enfin proposée par le clergé aux autres ordres en 1614. Elle aurait entraîné la nécessité de réunir l’assemblée tous les cinq ou dix ans. Les députés de 1588 revendiquent également un droit de regard sur l’examen de leurs cahiers par le Conseil du roi, et proposent même que douze députés par ordre soient adjoints aux membres du Conseil du roi.

 

          Le 23 décembre 1588, le roi Henri III, se sentant menacé dans son autorité, décide de faire exécuter le duc de Guise, chef des ligueurs. Plusieurs députés du tiers état ainsi que le comte de Brissac, président de la noblesse, sont arrêtés. C’est la première fois que cela se produit. Le bras de fer imposé par les États est stoppé par le « coup de majesté » du roi Henri III.

 

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Estates General of 1614, from an engraving by Hérisset, Bibliothèque Nationale de France, 1728.

 

          Comme l’écrit Arlette Jouanna, « En formulant ce vœu, les États généraux ont surtout conscience d’être l’incarnation du corps du roi c’est-à-dire de l’instance collective de la souveraineté ». Ils sont les membres du corps politique dont le roi est la tête. Ils s’appuient également sur le vieil adage latin : quod omnes tangit, ab omnibus approbari debet, ce qui touche tout le monde doit être approuvé de tous. L’idée du rôle législatif d’une assemblée représentative renait au XVIIIe siècle mais elle est fondée sur des idées nouvelles qui en modifient profondément la nature. En juin 1789, les États se déclarent inviolables. Une nouvelle Assemblée nationale voit le jour et confisque la souveraineté royale à son profit.

 

           Les États généraux de 1593 sont les plus mal connus. Ils sont les seuls à ne pas être convoqués par le roi, mais par le chef de la Ligue, le duc de Mayenne, qui dès 1589 a l’idée d’une convocation afin de légitimer les nouvelles institutions établies par les catholiques intransigeants. Les États généraux sont alors vus comme l’unique moyen de trouver une solution à la crise politique majeure où se trouvait alors le royaume de France à la mort du roi Henri III, sans héritier direct. Son héritier selon la loi salique est Henri IV, mais il est protestant et non catholique. L’assemblée s’ouvre le 26 janvier 1593 au Louvre. Son but est d’élire un nouveau roi. Elle se termine dans la confusion après l’abjuration d’Henri IV.

 

          En 1577, le journal de Guillaume de Taix, chanoine de Troyes, montre que les députés saisissent clairement que l’enjeu est la souveraineté. Ils se posent des questions telles que : la souveraineté collective est-elle capable de réduire le désordre ? Une assemblée peut-elle tomber sous l’emprise d’une minorité radicale ? Il est apparu aux députés des premiers États de Blois que les risques d’un pouvoir royal fort étaient moindres que ceux d’une liberté excessive de l’assemblée. Cette tendance récuse une évolution analogue à celle du Parlement anglais ou des diètes polonaises, pourtant expressément donnés en exemple par le tiers état en 1588.

 

          Précisons que le Parlement anglais réunit à la fois les compétences des États généraux et celles du parlement de Paris, première cour de justice du royaume, composée uniquement de magistrats. C’est ce qui fait sa force face au détenteur de la couronne d’Angleterre. Le point commun à toutes ces institutions est d’avoir été établis par coutume, sans texte législatif précis de création.

 

          Deux axes de recherche ont suscité l’intérêt des historiens : la composition sociale des assemblées (voir les ouvrages de Neithard Bulst et de Manfred Orléa) ainsi que l’étude du contenu des cahiers de doléances. Ces cahiers sont très riches d’enseignements sur l’histoire économique, religieuse et politique. La difficulté pour étudier les États généraux réside dans le fait que beaucoup de textes sont restés à l’état manuscrit, les cahiers comme les procès-verbaux des séances. Il reste donc beaucoup à faire. Par ailleurs, un champ d’étude qui mériterait plus d’attention est la pensée théorique sur le rôle des États généraux, celle que formulent des juristes tels que Guy Coquille et Jean Bodin. On y verrait probablement que leurs écrits sont imprégnés d’admiration pour l’ancienne Rome…

 

Sylvie Daubresse, CNRS, Centre Roland Mousnier, Sorbonne Université.